La Colisée de Rommel
ft. Red
“Ne va pas trop vite en besogne.”
Il ne répond pas à la question. Qu’il est arrogant le roi de la colline aux hyènes, qu’il s’amuse de la situation de Myrtille. Qu’il profite du spectacle tant qu’il peut encore. Cette arène n’a pas de barreau, pas de murs assez solides pour retenir l’aînée. S’il ne veut pas lui donner sa réponse, elle viendra la chercher. Elle viendra la chercher et elle lui arracherait. Elle lui brisera les jambes pour qu’il ne puisse pas courir, les bras pour qu’il ne puisse plus se défendre puis elle jouera avec son corps comme avec une marionnette, une poupée de chiffon qui renferme un secret dans son tissu écarlate.
Elle ne s’en rend pas compte mais les yeux rivés vers celui qui agit comme le maître des lieux, elle avance, pas après pas dans sa direction. Le mur est haut de plusieurs mètres, pas complètement lisse mais suffisamment pour empêcher les combattantes de le gravir. Après tout, contrairement aux participants habituels, ce soir les gladiatrices ne sont que de simples civiles innocentes. De simples civiles innocentes incapable de réaliser une telle prouesse…
“Pour le savoir tu vas devoir gagner ce tournoi.”
Myrtille s’immobilise. Derrière elle le bruit de la foule en délire est perturbé par l’ouverture d’une porte métallique, les pas agités d’insectes de l’ordre rouge en train de récupérer le corps de sa victimes et ceux plus lourd d’une nouvelle femme. Les agents de maintenance la toisent quelques instants en constatant l’état pitoyable de la jeune femme à terre. Elle respire mais elle sera défigurée à jamais. Ils savent ce que cela veut dire, ils savent que leur drogue ne fait qu’exacerber l'agressivité des gladiatrices, ils savent que ce tour de force n’est dû qu’à celle qui a refermé l’étaux sur le visage de cette femme. Ils ne veulent pas rester une seconde de trop dans cette arène.
Les battements de son corps commencent à faire souffrir Myrtille. Elle sent son corps se tendre, ses tympans siffler à chaque roulement de tambour, ses ongles s’enfoncer dans la chair de ses paumes, sa mâchoire craquer et ses dents crisser. Elle aurait pu sauter sur ces deux insectes, les réduire en charpie, se servir d’eux comme d’un exemple. Mais non, elle ne doit pas, Vanille et Fraise sont entre leurs griffes, elle ne sait pas où elles sont, elle ne peut pas se permettre de ruiner si tôt ses chances d’aller à leur secours. Elle…
Par delà la nouvelle femme qui s’approche d’elle, l’air menaçant, derrière la porte barrée qui sépare les gladiatrices des couloirs de la liberté elle le voit. Celui qui supervise le nettoyage de la cage de poussière, l’homme aux cicatrices épaisses sur le visage et à sa ceinture, la poignée rougeâtre et usée si familière.
Tu vas les laisser faire Myrtille ? Tu vas laisser–
Le poing lourd aux phalanges acérées de sa nouvelle adversaire percute sa joue avec la force d’une pierre. Le choc est aussi terrible qu’il laisse présager et Myrtille s’écrase sur le sol un mètre plus loin. Crachotant difficilement le sang qui envahit soudainement sa bouche à travers ses muqueuses meurtries. Elle n’a pas le temps de reprendre ses esprits qu’un pied la percute au creux de son ventre. Une fois. Deux fois.
“AH HA AH HA AH ! RESTE A TERRE ! RESTE A TERRE ET MEURT ! MEURT ET JE POURRAI PARTIR !”
Les coups sont lourds, le corps de cette inconnue est taillé comme celui d’un gorille. Ses épaules larges et ses cuisses épaisses trahissent une vie centrée sur la force, une nature peut-être intrinsèquement doté pour l’éloigner de ce que le monde attend d’une femme. La foule hurle. La foule acclame son nouveau champion. Le roi est mort. Vive le roi.
Les coups sont lourds, cette femme aurait pu faire une bonne chasseuse de prime à Capital Dogma. Elle sait donner des coups et au vu de ses cicatrices, probablement en prendre en retour. Elle aurait pu trouver une place confortable chez ceux qui s’allient pour prendre d’assaut les petits groupes de primés, la quantité au-delà de la qualité ça paye bien quand on a pas le talent pour faire plus.
“AH HA AH HA AH !”
Le pied s’arrête subitement dans l’inertie de son troisième coup, la main de Myrtille posée contre sa cheville comme un serpent constricteur. Au sol, dans cette position de faiblesse, elle vient d’arrêter le coup d’une main, de nouveau. Mais ce combat n’est pas le précédent et son adversaire a déjà senti la douleur, la peur des blessures. La peur de la mort. Dans un mouvement instinctif, presque reptilien, elle retire son pied aussi vite qu’elle peut, reculant de quelques mètres avant de regarder la jeune femme brisée se relever.
La cheville bleuie par ces quelques secondes de contact.
“Couché… gros tas. Je fais beaucoup d’effort pour pas te casser en deux là.”
Le sol de l’arène est souillé par un crachat sanglant. Myrtille sait que ses lèvres ont bougées, que sa bouche a prononcé quelques mots, mais elle n’est même plus capable de s’entendre. Son corps, son cœur ne veulent plus qu’une chose, déchainer ces pulsions qui couvent depuis trop d'années.
Cela fait quinze ans qu’elle attend de pouvoir arracher la gorge de ce monde qui ne comprend pas qu’il n’a pas à lui marcher dessus. Quinze ans qu’elle aiguise ses griffes pour abattre tout ce qui se trouve devant elle, les cafards, les souris, les araignées, les dragons. Tous sans exception. Il est l’heure de céder Myrtille, laisse le barrage que tu as construit se briser et les flots tout emporter.
Tu vas laisser d’autres personnes t’interdire le reste du monde ?
Emporté par la violence qui coule dans son sang, la prétendante au titre de championne s’élance vers Myrtille. Elle s’était laissé surprendre une fois mais elle ne fera pas la même erreur une seconde fois ? Elle a été blessée ? Et alors ? Elle sortira d’ici en vie, gagner est la seule manière de survivre et elle se sent tellement exaltée de fondre sur cette petite arrogante !
Le poing fuse de nouveau. Une fois, une seconde puis une troisième fois. Chaque coups esquivé dans des mouvements qui font danser les longues tresses bleutées de la chasseuse de prime. Le pied de la colosse décolle du sol, fauchant l’air à l’horizontal comme une hache de chair. Un mouvement ample, puissant et lent.
Ne pas la tuer. Ne pas la tuer.
Seule cette pensée traverse l’esprit de Myrtille. Elle a œuvré trop longtemps pour préserver ses sœurs de la colère du gouvernement. Le barrage ne cédera pas aujourd’hui. Pas à cause du feu qui embrase ses veines. Pas pour cette truie.
La silhouette de Myrtille s’écrase contre le sol, le profil si bas que la jambe passe au-dessus de sa tête et danse avec ses tresses. Son pied glisse dans la poussière et percute la cheville blessée de son adversaire. Un cri de douleur éclipse une seconde les hurlements de la foule et la colosse commence à chuter avant de sentir ses côtes droites se faire comprimer par l’impact de la jambe contre sa cage thoracique.
L’air quitte ses poumons et sa douleur s’étouffe d'elle-même, mais sa douleur n’est pas terminée. Son corps n’a pas encore touché le sol que les deux mains de Myrtille se referment de part et d’autre de son crâne, le saisissant comme un ballon pour mieux confirmer l’essai d’un coup de genou. Le craquement sinistre résonne dans toute l’arène. Le nez et l’arcade sourcilière de la colosse sont en morceaux, son visage saigne comme une fontaine, son cerveau doit être secoué comme le dernier cornichon du pot et pourtant elle est toujours consciente.
Étalée sur le sol, tremblante comme une feuille, la terrible combattante de l’arène ressemble plus à un enfant apeuré. Comment lui en vouloir ? Elle ne savait pas qui allait se trouver en face d’elle. Il faut dire que le nom de Myrtille et de ses sœurs n’est pas le plus connu mais peut-être que la mémoire commence à revenir à certains membres de l’ordre rouge. Que les histoires de ces trois filles capables de réduire à néant des années de criminalité dans une brutalité qui n’a rien à envier à celle de leurs cibles finissent par faire sens dans leur esprit.
La colosse ne se relève pas, dans son coeur elle a déjà perdu, son esprit a abandonné et son corps ne veut plus souffrir face au monstre enfermé avec elle. Car c’est bien ce qu’est Myrtille à ses yeux : un monstre. Mais le combat n’est pas terminé. Le public en demande encore. Plus. Toujours plus. Myrtille se baisse pour attraper la cheville meurtrie de son adversaire avant de commencer à la traîner à bout de bras, la démarche incertaine, titubante, presque fébrile.
“Non ! Lâche moi ! Lâche moi ! Non !”
Elle ne sait pas où elle va, mais elle sent la fin se rapprocher à chaque mètre qui défile contre son visage dans la poussière. Ses doigts ne parviennent pas à s’accrocher au sol presque lisse, son comportement pathétique est pareil à un animal que l’on emmènerait à l'abattoir. Et dans les yeux de Myrtille, l’abattoir a l’apparence de la porte de fer. Elle n’a plus rien à faire ici. Elle n’a rien à faire ici. Elle n’a jamais rien eut à faire ici.
Comme une masse gigantesque balancée par un géant, le corps de la colosse s’écrase contre la porte dans un écho métallique grave. Elle peut les voir. Les cafards de l’ordre rouge derrière les barreaux. Elle peut sentir leur doute. Leur peur. Cette porte s’ouvrira et quand elle s’ouvrira, Myrtille passera la main hors de sa cage. Et lorsqu’elle goûtera de nouveau à la liberté qu’on souhaite lui retirer de nouveau, le barrage s’effondrera.
MyrtilleToucher les ténèbres du doigts