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Le port de Rommel était grand, ça il n’y avait pas à dire. Ce n’était techniquement pas la première fois que Glase y passait, mais la dernière fois elle n’était pas sortie de la cale. Ce n’était qu’une escale pour rejoindre un QG du Cipher Pol, et elle n’était encore qu’une ex-criminelle en quête de pardon. Maintenant par contre, c’était différent. Elle se sentait assez fière d’elle pour se montrer, et ainsi profiter du spectacle. Des centaines de cheminées qui dansaient mollement au rythme des vagues, certaines inactives, d’autres cachant des panaches de vapeur blanche qui se mêlaient et grimpaient vers le ciel, comme une hypnotisante fabrique de nuages.

Au milieu d’une vision aussi poétique, c’était presque un miracle que le navire auprès duquel elle se trouvait ait été autorisé à accoster. C’était une goélette d’un âge avancé, au bois brun éclairci par des années et des années de vents marins et de sel, qui pourtant était encore vaillant et bien entretenu. Ses mats fins et pleins de cordages s’élevaient comme des gibets où s'affairait une armada de marins. Avec presque quatre-vingt mètres de long, il n’avait rien à envier avec ses voisins plus modernes, et il se payait même le luxe d’arborer une plus grosse collection de canons, eux aussi patinés et rongés par le temps. Non, ce n’était pas son apparence le souci.

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“Et vous vendez quoi, exactement ?”

“Oh, d’un peu de tout ! Du bétail, surtout, pour les îles où ils ont pas trop de verdure !”

L’agent du CP4 hocha la tête sans rien ajouter. La question était rhétorique, bien sûr. Elle avait profité du premier jour de voyage pour descendre dans la cale et fouiner, essayer de comprendre ce qu’elle foutait là exactement. Et elle avait très bien reconnu les fers et les cages qu’elle avait vues, qui n’avaient pas du tout la bonne dimension pour des animaux de ferme. Par contre, ils étaient juste à la bonne taille pour des humains, d’âges et de corpulences divers.

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“Assurez-vous qu’il arrive jusqu’au Red Port. Là, quelqu’un d’autre prendra le relai et vous recevrez de nouveaux ordres.”

Glase était allongée sur le lit de sa chambre d’hôtel à Spider Miles, son escargophone posé sur la table de chevet. D’une main elle achevait de se rhabiller après une nuit de sommeil agité alors que l’autre tenait le combiné.

“Bien reçu. Des dangers particuliers dont je dois me méfier pendant cette escorte ? Des choses que je dois savoir sur le navire ?”

“Rien sur le navire. Mais ces derniers temps, plusieurs navires avec une cargaison et des itinéraires similaires ont été portés disparus. Nous soupçonnons que quelqu’un les prenne pour cible, probablement des pirates, mais nous manquons d’informations. Tenez-vous aux aguets. D’après nos informations, il devrait déjà être au port, mais si vous ne le trouvez pas, demandez à la capitainerie de vous tenir informée de son arrivée."

“Très bien, pouvez-vous aussi me rappeler le nom du navire ?”

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Depuis la table du café où elle s’était installée pour l’après-midi, l’agent du CP4 avait une vue plongeante sur le Richepanse, tâche sombre au milieu des docks. Mentalement, alors qu’elle attendait son jus de tomate, elle repassait ses ordres de mission dans son esprit. Le Richepanse était un navire d’esclavagistes, avec une cinquantaine de membres d’équipage à bord et la place pour dix fois ce nombre en cargo humain. Il faisait ici, à Rommel, sa dernière escale avant de partir pour l’ascenseur de Red Port. D’abord quelques jours dans le port officiel, puis deux jours dans un coin plus isolé et déserté de l’île. Aynt vu les cales complètement vides, Glase imaginait sans peine le but de cette seconde destination. Et elle était supposée s'assurer qu’il ne leur arrive rien. Visiblement, quelqu’un chez les Dragons Céleste en avait assez de ne plus recevoir ses livraisons de chair fraîche.

Si on lui avait demandé son avis, la sangsue aurait répondu que cette mission lui filait la gerbe. Elle n’avait d’ailleurs pas hésité à boire sur les membres d’équipage comme elle le faisait d’habitude sur des pirates ou des criminels. Dans leur sommeil, en limitant les doses pour que ça ne se remarque pas. Malheureusement, on le lui demandait pas son avis. Elle savait depuis ses débuts dans le Cipher Pol que le gouvernement n’était pas aussi bienveillant qu’elle l’avait cru. Sa première mission avait déjà été dégueulasse, à sa manière. Mais elle continuait de croire qu’il était plus bénéfique que néfaste. Et que les morceaux les plus moches, elle pourrait les changer plus tard, quand elle aurait pris assez de galons pour avoir de l’importance. Pour l’instant cependant, elle ne pouvait rien faire d’autre que hocher la tête et ronger son frein.

Ses doigts battaient un rythme martial sur le bord de son verre encore plein, accompagnés par son pied qui trépignait sous la table. Même maintenant qu’elle avait été servie, elle ne touchait pas à son jus de tomate. Elle n’arrivait pas à se sortir cette mission de la tête. Protéger des esclavagistes… Le genre d’ordures qui négociaient avec tout le monde, les Dragons Célestes comme les mafieux. Des criminels et des salopards, rien de plus. Est-ce qu’on pouvait vraiment lui demander pire que ça ? Des assassinats politiques, encore, elle aurait pu comprendre… Il lui fallait une vraie distraction pour penser à autre chose. Sinon, elle allait encore passer une nuit difficile à ne pas trouver le-

“Hmm ?”

Elle n’avait pas prêté attention aux bruits de métal jusqu’ici. Elle les entendait, mais ce n’était rien. Pas une menace pour elle, encore moins pour ce qu’elle devait protéger. Mais quand une voix s’éleva pour les accompagner, elle se décida à lancer un nouveau coup d'œil. Oui, c’était toujours la femme dans son fauteuil roulant. Qui luttait toujours pour se dégager. Comment s’était-elle coincée, exactement, il n’y avait pourtant rien que des pavés à peine irréguliers par ici. Elle était entourée de passants et pourtant personne n’avait levé le petit doigt pour l’aider. Bon, pas beaucoup de passants en fait. Et même maintenant, alors qu’elle les observait, personne ne s’approchait. C’était peut-être une personnalité locale. Elle était peut-être contagieuse. Mais non, elle n’était habillée ni pauvrement ni pour résister au froid, et elle n’avait aucun signe de quoi que ce soit. Elle avait juste la malchance d’être coincée au milieu de personnes pressées par l’activité bourdonnante d’un grand port.

Alors elle serra la main autour de son verre, le vida dans sa gorge, et l’abandonna avec un claquement sec pour se lever. Sans rien dire ou essayer d’attirer l’attention, elle se plaça juste derrière le fauteuil roulant et le souleva d’un geste sec. La roue résista un instant, grinça puis se tut quand la sangsue arriva enfin à l’extraire des pavés. Le mouvement brusque décolla des petits blocs de neige du sol et les propulsa dans tous les sens, salopant les bottes jusque-là bien nettoyées de l’agent du gouvernement. Alors Glase reposa le fauteuil et en fit le tour d’un pas lent pour faire face à l’inconnue. Toujours pas de signe de maladie ou de quoi que ce soit, à part le fauteuil.

"Ça va ? Besoin d’aide ?”

Elle avait bien entendue la femme parler d’être malade pourtant. Au pire, si l’inconnue avait vraiment un problème de santé, elle se chargerait peut-être de l’examiner directement. Les locaux ne semblaient pas trop décidés à lui venir en aide. Ce serait aussi un bon moyen de se changer les idées, et de pratiquer un peu. Elle avait recommencé à lire des livres de médecines, mais la théorie ne suffisait pas.