Glase est une jeune femme plutôt directe et voyante. Elle n’aime pas faire des ronds de jambe, tourner autour du pot, ou ménager les sensibilités des uns ou des autres. A la place, elle met les pieds dans le plat en bombant le torse. Après tout, si elle doit brusquer ou attirer l’attention, autant assumer. C’est un peu comme son Fruit du Démon, et les attitudes ou autres gestuelles dégoûtantes qui peuvent en découler. Elle les assume et en rajoute même un peu quand le sujet arrive sur la table. Elle va agiter des bras mous vers les gens, sourire à pleines dents acérées, ou parler sans gêne du bon goût du sang frais. Plus qu’une façade pour se protéger, c’est simplement qu’elle a accepté son pouvoir et appris à l’apprécier sincèrement. Il n’est donc pas facile de l’ébranler, et elle accepte facilement la critique.

De manière générale, elle est très endurante. Elle encaisse responsabilités et insultes sans broncher. Elle peut même accepter les problèmes des autres pour les protéger ou les soulager, s’il le faut. Elle est toujours prête à aider et à s’impliquer dans les affaires des autres. En effet, plus qu’un grand sens de la justice, c’est un instinct protecteur qui l'anime. Elle a besoin de prendre sur elle la misère qui l’entoure, pour mieux tenter de la disperser. Aucune fierté mal placée ne l’empêche d’accepter de l’aide si la tâche est trop lourde, mais elle n’aura jamais le réflexe d’en demander. Au contraire, si c’est une occasion de se lier un peu avec quelqu’un et d’apprendre à se connaître, tant mieux. Sous ses airs de bravache agressive, elle s’attache facilement aux gens et peut se montrer très amicale. C’est surtout vrai auprès des enfants, qui stimulent ses tendances protectrices.

Elle est aussi intelligente, même si cela ne se voit pas toujours. Sa capacité à réfléchir est entravée par son sang chaud et son manque de patience. Elle a trop d’énergie à dépenser, elle ne veut pas rester immobile à attendre et choisira la première option qui lui semble marcher. Pour autant, elle est capable d’un minimum de retenue. Même si elle ressent le besoin de boire du sang, par exemple, elle ne s’autorise à le faire que sur des criminels ou des individus dangereux, dans le feu de l’action. Les gens se montrent plus tolérants si ses morsures ressemblent à une attaque comme une autre. Malheureusement, ne pas boire de sang pendant trop longtemps la rend irritable, ce qui peut la rendre inutilement agressive et déclencher “accidentellement” des affrontements.

Pour ce qui est des méthodes, elle n’a pas réellement de limite. Mentir, tromper, blesser ou même tuer. Elle n’aime pas particulièrement avoir recours à la manipulation ou la violence, mais ça ne la dérange pas non plus. Il faut simplement qu’elle sache précisément pourquoi elle se bat, et qu’elle comprenne l’importance du combat. Elle reste, au fond, profondément marquée par ses années sous la botte de l’Ordre Rouge. Elle a beaucoup d’horreurs à se faire pardonner, et elle veut devenir une héroïne. Quelqu’un qui sauve les opprimés et protège les innocents. Sans la conviction que ce qu’elle fait est bien, elle se conduira avec toute la droiture possible pour ne pas regretter ses actions. Et pour ne pas se laisser, encore, utiliser.

La pauvreté est un autre traumatisme qui la poursuit. Elle a vu les extrémités auxquelles le manque d’argent a pu la pousser, et elle ne veut plus jamais revivre ça. C’est une pression permanente qui finit par oblitérer la conscience et l’empathie. Elle fait très attention à ses dépenses, met de côté autant qu’elle peut, et s’assure d’avoir toujours un fond de réserve, au cas où. Par chance, ses loisirs ne coûtent pas cher. Elle peut toujours courir ou faire du sport, et trouver des bibliothèques publiques ou affiliées au gouvernement pour bouquiner. Quant aux babioles clinquantes qu’elle collectionne, il s’agit plus d’avoir l’impression de posséder quelque chose sans dépenser trop d’argent. Pour affirmer son identité sans se ruiner. Et puis c’est amusant de fouiller les petits marchés, les boutiques de prêteur sur gage ou les brocantes à la recherche du petit gadget qui sort de l’ordinaire.

There was a boy, there was a girl. L’histoire de Glase commence de façon très classique, dans les bas quartiers du port de Luvneel. Ses parents ont vécu, ont eu deux enfants, puis sont morts en mer. Glase ne garde aucun souvenir d’eux. Quant à son frère, Dalv, il était plus jeune encore. Le seul parent dont ils se souviennent est leur oncle Ferat, lui-même pêcheur solitaire, qui ne passait pas beaucoup de temps à la maison et encore moins à s’occuper des orphelins.

En conséquence, Glase a grandi livrée à elle-même. Ce n’était pas une méchante gamine. Elle traînait avec d’autres orphelins, et il lui arrivait d’être prise dans des bagarres, mais ça n’allait pas plus loin. Elle ne pouvait pas vraiment se le permettre. Parce que, à la maison, Dalv était malade. Une maladie assez rare pour qu’aucun médecin bon marché ne puisse la reconnaître, et encore moins la soigner. Il était coincé au lit, avec à peine assez de force pour s’asseoir et bouquiner. La seule chose capable de le soulager, temporairement, était un médicament trop onéreux pour l’humble foyer. Cela ne semblait d’ailleurs pas déranger leur oncle, qui oubliait parfois ces encombrants neveux. Alors, après qu’un épisode particulièrement intense ait laissé Dalv inconscient pendant plusieurs jours, Glase prit une résolution. Elle trouverait, elle. Et elle soignerait son frère.

Commença alors la lente descente aux enfers. D’abord, la gamine s’imposa un rythme de vie trop intense pour sa propre santé. Elle courait après les livres de médecines ou les docteurs prêts à la former. Puis elle courait après les petits boulots, les services payés, et tout ce qui permettrait à une gamine de moins de dix ans de gratter un peu d’argent. Et quand elle avait un peu de temps pour se détendre, les autres orphelins venaient se moquer de son attitude distante, prétentieuse à leurs yeux, ce qui dégénérait en plus de bagarres.

C’était épuisant, mais au moins ça marchait. Elle pouvait acheter les médicaments de son frère, qui souffrait moins et s’immergeait dans ses propres études. Il rêvait de voir le monde, de sillonner les mers, et se régalait de géographie ou de navigation. Cette vie aurait pu continuer longtemps, mais elle était trop usante. Glase fatiguait. Elle désespérait d’un jour comprendre la mystérieuse maladie de son frère. Alors, quand un espoir se présenta à elle le jour de ses douze ans, elle fit la grave erreur de bondir dessus.

Comment un homme comme Marrei Faupain, contrebandier d’exception et représentant de l’Ordre Rouge à Luvneel, entendit même parler de Glase ? Est-ce l’oncle Ferat, avec ses mauvaises fréquentations et son désintérêt absolu pour les deux orphelins, qui l’a vendue ? En tout cas, alors que la gamine était à bout, le suave et séduisant criminel s’approcha d’elle avec un grand sourire et un discours rassurant. Il lui exprima sa sympathie. Son admiration, même, pour la dévotion et la persévérance avec lesquelles elle s’occupait de son frère.

“Mais tu sais, petite. Même si personne n'a jamais vu la maladie dont souffre ton frère, il y a un moyen de le guérir. Une solution presque miraculeuse ! Le Fruit du Chirurgien, tu connais ?”

Bien sûr qu’elle connaissait. Quiconque s’intéressait à la médecine sur les Blues finissait par en entendre parler. Un Fruit du Démon qui permettrait à son détenteur de tout guérir, de tout réparer, de tout faire. Elle ne put que hocher la tête. Puis ouvrir des yeux immenses alors que le contrebandier sortait un fruit indéniablement étrange de son sac.

“Eh bien justement gamine, regarde ce que j’ai là. Et si tu le veux, il est tout à toi !”

Toutes les histoires qu’elle avait pu lire sur ce fruit défilèrent dans sa tête. Tous les exploits qu’on lui attribuait. Et toutes les fois où elle n’avait pas pu acheter le médicament de Dalv à temps. Si elle pouvait mettre la main sur ce pouvoir, alors son frère n’aurait plus jamais à s’en faire. Personne n’aurait plus jamais à s’en faire. Et elle était si fatiguée de devoir se démener sans penser à elle-même. Ce fruit, c’était aussi sa libération. Alors elle le saisit et mordit à pleines dents.

Dès la première bouchée, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Une douleur étrange passa à travers son corps comme une vague. La sensation se concentra dans sa gorge. Dans son ventre. Dans sa bouche. Elle tomba à genoux, droit devant une flaque d’eau qui refléta son visage. Et refléta la dentition massive qui s’y trouvait désormais. Et alors qu’elle essayait de comprendre, le rire de Marrei explosa.

“Oh la vache, tu l’as vraiment mangé direct ! T’es encore plus désespérée que je pensais !”

Puis il réprima un nouveau rire et posa une main lourde sur son épaule.

“Je n’ai jamais dit que c’était lui, le Fruit du Chirurgien ! En fait, je ne sais même pas vraiment quel fruit c’est ! Ce que je sais par contre…”

Il ne riait plus désormais. Son visage avait plutôt des airs de requin alors qu’il penchait son visage contre son oreille.

“C’est qu’il coûtait très très cher. Une véritable fortune, qui va me manquer, qu’il aurait fallu payer d’avance, et que tu vas me rembourser jusqu’au dernier Berry. Mais ne t’en fais pas.”

Il se redressa de toute sa hauteur. Alors même qu’il ne la touchait pas, Glase se sentait écrasée. Étouffée.

“Si tu n’as pas la somme, tu auras juste à travailler pour moi. Je te trouverais pleins de boulots qui rapportent, et si tu en refuses un seul, j’irais rendre visite à ton frangin, d’accord ?”

Elle ne pouvait pas vraiment comprendre le désespoir de sa situation. Elle ne pouvait pas imaginer le cauchemar qui l’attendait. Elle réalisait juste qu’elle avait merdé, et qu’elle n’avait plus le choix. Alors elle ravala sa salive et ses larmes, et hocha la tête.

C’est ainsi que l’Ordre Rouge gagna une larbin désespérée munie d’un Fruit du Démon. Pendant les années qui suivirent, Glase fut forcée de se vautrer dans le crime en leur nom. Intimidation, vol, recel, passages à tabac, meurtres, sabotage, c’est la mort dans l’âme qu’elle commit tous les crimes possibles. Même son faible savoir médical fut souillé par de la concoction de drogues ou de poisons. Elle n’avait pas le choix.

Sa transformation n’aidait en rien. Qu’elle soit en forme humaine ou hybride, elle ressentait désormais un appétit détestable pour le sang. Voir des gens se blesser lui mettait l’eau à la bouche. Et quand elle était envoyée au combat, quand l’adrénaline faisait sauter ses inhibitions, elle se trouvait souvent à mordre ses adversaires pour sucer leur sang. Le goût était toujours délicieux, et le dégoût la rendait malade aussitôt.

C’est d’ailleurs tout ce qu’elle trouvait dans le regard des autres, désormais. Le dégoût. Il n’avait pas fallu très longtemps pour que la population de Luvneel entende parler de la sale bête employée par l’Ordre Rouge, de la cannibale qui dévorait ses adversaires et se vautrait dans le sang. Glase finissait chaque jour à se cacher loin de tout, à pleurer, et à espérer que ça s’arrête. Mais on venait toujours la trouver, et lui donner de nouveaux ordres.

Au moins avait-elle droit à quelques miettes, à assez de piécettes pour continuer d’acheter les médicaments de Dalv. Mais son frère n’était pas dupe. Il voyait bien sa sœur s’étioler avec le temps. Et il entendait les rumeurs, dans la rue, quand les gens la voyaient passer. Au début, il tenta de les ignorer. De croire sa frangine quand elle prétendait que tout allait bien. Qu’elle avait juste trouvé un “super pouvoir” qui finirait par tout arranger. Mais c’était à chaque fois un peu plus difficile. C’est pourquoi, alors qu’il avait quinze ans et Glase seize…

“C’est vrai que tu travailles pour l’Ordre Rouge ?”

L’adolescente, qui profitait d’un peu de repos pour rendre visite à son frère, eut l’impression de recevoir un coup dans l’estomac. Elle avait tout fait pour lui cacher ça, pourtant. Pour ne pas l’inquiéter. Sans succès. Il savait tout, alors…

“Ouais ! C’est ma nouvelle bande, ils sont vraiment cools ! C’est grâce à eux que j’ai eu mon Fruit !”

Elle continua de mentir. D’essayer de ne pas l’inquiéter. De prétendre que tout allait bien ! Il fallait qu’il continue d’aller bien. Si elle endurait l’esclavagisme et la torture de l’Ordre, c’était pour lui. Pour lui, elle pouvait bien devenir la pire des ordures. Il était trop faible pour se défendre, et elle avait les épaules larges. Elle pouvait encaisser. Elle pouvait encore encaisser bien plus que ça.

“Je croyais que t’étais meilleure que ça.”

Nouveau coup de poing. Et cette fois, elle ne trouva rien à dire pour minimiser la situation.

“J’ai lu pleins de choses sur l’Ordre Rouge et tout ce qu’ils ont fait à travers le monde. Ce sont vraiment des monstres. Je pensais pas que tu pouvais trouver des gens comme ça cool. Ça craint vraiment. Tu crains.”

“Euh. Je. C’est…”

“Va-t-en. Je veux plus de tes médicaments, si tu les achètes avec leur argent.”

Et il se retourna pour n’exposer que son dos. Glase tendit une main, mais n’osa pas le toucher. Les mots ne venaient pas. Son esprit était vide. Brisé. Alors elle se leva, et courut hors de la maison.

Jusqu’à ce jour, elle avait tenté de résister à l’Ordre. De trouver des moyens d’esquiver les pires besognes, les crimes les plus immondes.Elle continuait de croire qu’un jour, elle pourrait leur échapper. Ou que quelqu’un viendrait les arrêter. Qu’il y avait encore de l’espoir. A chaque fois on l’avait reprise, à chaque fois on avait menacé Dalv, et elle avait toujours fini par plier. Mais désormais, c’était fini. Elle ferait tout ce qu’on lui demanderait. Elle ne pouvait plus résister, et personne ne viendrait la sauver. Elle terrorisa les bas-fonds de Luvneel au nom de l’Ordre. Elle n’agissait plus que par instinct, elle ne réfléchissait plus, elle étouffait sa conscience. Mais elle ne la tua jamais complètement. Tapie au plus profond de son esprit, elle attendait son heure.

Trois ans plus tard, Glase avait dix-neuf ans. Son cerveau n’enregistrait plus vraiment les ordres qu’on lui donnait, elle se contentait de les exécuter sans réfléchir. Elle ne savait plus vraiment pourquoi elle était dans cette taverne, proche des quartiers plus aisés des docks. Le vacarme des conversations lui glissait dessus, jusqu’à ce que quelques mots attirent son attention. Quelqu’un parlait de l’Ordre. Alors elle écouta, distraite. Et plus elle en entendait, plus sa conscience se réveillait.

“On ne peut pas laisser l’Ordre continuer à extorquer tout le monde.”

“On manque encore trop d’infos pour retrouver les meneurs.”

“Si on a pu les arrêter à Firion, on peut recommencer ici.”

“Il faut qu’on débarrasse cette ville de l’Ordre, une bonne fois pour toute.”

Chaque phrase éveillait des souvenirs. Elle revoyait les atrocités qu’elle avait commises. Les visages hilares de ses bourreaux. Le visage déçu de son frère. Ses pieds la guidèrent jusqu’à la table d’où montaient ces voix, et les étrangers qui avaient prononcé ces mots. L’un d’eux, un colosse tout en muscle, interrompit une phrase en la voyant approcher.

“C’est vous qui parlez d’arrêter l’Ordre Rouge ?”

Il la détailla de bas en haut. Arrêta son regard sur les dents aiguisées qui fendaient sa bouche. Et posa une main sur la poignée de son sabre.

“C’est possible, ouais.”

“Et vous pensez en être capable ?”

“On a pas peur d’eux. On est assez fort pour encaisser tout ce qu’ils ont à nous envoyer.”

Les souvenirs continuaient de remplir la tête de la jeune femme. Elle serra les poings. L’inconnu raffermit la prise sur son arme. Ils se dévisagèrent longuement. Puis elle tomba à genoux, le visage contre le sol et les mains jointes derrière sa tête.

“J’vous en supplie, vous devez m’sauver !”

Et quand elle redressa le torse, les larmes coulaient à flots le long de ses joues.

“Je vous dirais tout c’que je sais, je vous promet ! Je ferais tout c’que vous voulez ! Mais je veux plus faire ce qu’ils me disent. J’en peux plus…”

La suite ne franchit jamais sa gorge serrée. Ce n’était pas la peine. L’homme s’était levé pour se placer face à elle. Et comme Marrei l’avait fait des années auparavant, il posa une main sur son épaule. Mais cette fois, la prise était douce. Chaude. Et accompagnée d’un sourire plein de compassion.

“Ne t’inquiètes pas. On s’en charge.”

Quelques jours plus tard, le groupe du Cipher Pol dépêché à Luvneel avait neutralisé les opérations de l’Ordre Rouge sur l’île. Plusieurs dizaines de membres avaient été arrêtés. Les leaders avaient tenté de s’échapper, mais les informations d’une source très bien renseignée avaient permis de les prendre en embuscade. Seul le meneur, Marrei Faupain, restait introuvable. En somme, c’était une franche réussite pour le Cipher Pol, et un nouveau départ pour Glase.

Elle était désormais libre. Enfin. L’enfer était terminé, et elle devait trouver quoi faire de sa vie.

Fast forward, deux ans plus tard. Rejoindre le Cipher Pol n’avait pas été facile. Son entraînement avait pris du temps, et elle avait été baladée entre les îles pour l’habituer à la mer. Et elle n’était pas forcément appréciée de tout le monde. Sa mauvaise habitude de profiter des combats pour boire le sang des criminels dégoûtait la plupart de ses nouveaux collègues. Mais elle était désormais membre du CP4. Elle avait rejoint les héros qui l’avaient sauvée elle, et c’était à son tour de sauver des vies. Alors, pour la première fois en cinq ans, elle trouva la force d’écrire une lettre à son frère. De lui demander pardon, et de lui promettre qu’elle se rachèterait pour toutes les saletés qu’elle avait pu faire.