Nous y sommes presque ! Dans quelque jour un ouvrier viendra relier la plomberie à la cuisine, et déjà le réfectoire semble prêt à accueillir mes premiers clients. Comme j’ai hâte d’installer mon enseigne sur la façade, « Chez Barnabé » car cette brasserie sera mon chez moi. J’en serais le seul dirigeant, seul maître à bord ; métrique ajustée à mon doigt et à mon œil. Oh, tant que j’y pense, je devrais me trouver quelques employés. Je suppose que je pourrai assurer seul le service pour le premier mois, après quoi je chercherai une jeune personne motivée. Pfuh, quel aurait été la réaction de père si j’avais proposé de devenir serveur ? Pourtant, tout son dédain n’aurait été que peu de choses face à l’indépendance que m’aurait offert un travail, un vrai, à moi qui n’existais que pour l’entreprise familiale. Oh, sans doute je m’emporte un peu, tout le monde ne souffre pas d’avoir trop d’argent ! J’espère être capable de dégager un salaire suffisant pour permettre à mes futurs associés d’investir sur leur propre avenir.

Un associé ; mince ! C’est que j’ai du travail, aujourd’hui. Trêve d’oisiveté, c’est là ma première prestation en ville. Je ne peux me permettre de partir sur un faux pas. Je n’ai pas vu monsieur Robert depuis bien longtemps. Depuis que j’ai quitté la maison, à vrai dire. Je suppose que père n’aura pas jugé utile de lui dire pourquoi je suis parti. Je suppose qu’après tout, ça ne l’aurait pas choqué. Monsieur Robert passe pour un homme austère, mais ses yeux ont toujours été doux. Quand je lui ai écrit à propos de mon arrivé, il m’a partagé les noms de bons fournisseurs – alors qu’il aurait pu se limiter aux politesses d’usages. L’idée qu’il m’apprécie me rend tout fier, ah ! J’espère qu’il m’acceptera comme je me présenterai devant lui.

Il me reste encore quelques heures avant la réception. Il ne me reste plus qu’une petite course à faire avant de me rendre au lieu de rendez-vous. Comme il s’agit d’un enterrement, je devrai faire preuve d’un professionnalisme irréprochable. Aujourd’hui je soulignerai uniquement mon regard avec un mascara sobre ; et plutôt que de me peindre les lèvres j’utilise un léger fond de teint pour mettre en avant ma bouche. Je pense que c’est bien. Sobre mais tout de même féminin – oh, mais qui est ce bel homme qui me fait un clin d’œil dans le miroir ?

« Pfuhahaha »

Ce que les rues sont belles, à Toroa ! Quand le ciel est aussi clair, on dirait que le pavé scintille et j’ai l’impression que même les oiseaux chantent plus juste. Je dois être de bonne humeur, car j’ai acheté plus que de nécessaire au marché. Comme je suis en avance, je peux bien faire un détour par Chez Moi pour y déposer les rideaux que je viens d’acheter, et même flâner encore un peu. Puisque cette musique de rue est belle, je laisse mes pas s’éloigner encore un tout petit peu de mon chemin pour mieux écouter. Je ressens quelque chose. C’est très différent de la lourde agonie que j’ai connu dans ma vie, alors pourquoi ? Pourquoi est-ce le mot « tristesse » qui me vient quand je cherche à décrire ce doux sentiment que déposent ces notes sur mon cœur ? Peut-être est-ce parce que je pleure, en ce moment même.

« Oh, excusez-moi ! »

Bien obligé de déposer mes sacs sur le pavé. Je prends un mouchoir dans ma veste avec une main tandis que l’autre échoue à dissimuler le trait noir qui descend sur ma joue. J'ai l'air malin, comme ça, devant la jeune personne qui joue pour la rue. J'espère ne pas l'importuner !

Me voilà, grand malin que je suis, à m'embarrasser en public. Par chance, l'on pose sur moi un regard sans jugement. Ces yeux ambrés et habillés rappellent mes années adolescentes. Je sèche bien volontier mes larmes passagères devant cette charmante rencontre.

"Je ne m'en fais pas, chèr.e ami.e. Il n'y a pas de honte à avoir des sentiments ..."

Je crois discerner le corps d'un homme, mais je vais m'abstenir de le genrer pour l'instant. Je serais malheureux si je touchait à un point sensible de mon bienfaiteur. Mais voyons, revenons en à la discussion ; je n'ai aucune fichtre idée de musique à demander !

"Eh bien, commencé-je en hésitant. Je suis encore nouveau sur Toroa. Existe-il une sorte d'hymne local ?"