Je suppose que je suis un peu comme tout le monde. Parfois la vie se met à m’ennuyer, alors je me prends à m’imaginer dans un roman de cape et d’épée ; si parfois je m’imagine dans une tragédie sociale je me souviens vite que ce n’est pas très différent de la vie que j’ai décidé de mener il y a de ça quelques années. Enfin, je m’amuse doucement de l’insalubrité et de la violence passive qui entoure ma nouvelle vie, une vie de paria. Il est vrai que la grande famille d’où je viens aurait pu m’offrir toute la sécurité et la reconnaissance dont on peut rêver, mais en échange j’aurais dû vivre sans pouvoir sourire devant mon reflet dans la glace.


J’aime les gens. Un peu tous, même s’il y aura toujours des exceptions ! Ils peuvent me parler, accoudés dans mon bar ou dans quelque autre contexte où je trouverais le temps de leur prêter l’oreille. Si l’envie m’en prend, je peux même les aider ! J’aime voir les gens progresser, transgresser l’ordre établi, se prendre en main et se battre. On rencontre toutes sortes de personne, quand on travaille dans un grand réseau hors-la-loi. Mes petits préférés restent ceux qui ne trempent que le bout de leur pied dans la criminalité. Je suis là pour les aider à trouver ce dont ils ont besoin. Il serait si injuste qu’ils ne puissent pas avoir accès aux mêmes armes que les puissants de ce monde.


Je n’aime pas spécialement la société telle qu’elle existe. C’est une immense mascarade ; où justice et liberté sont promises à chacun mais ne sont offertes qu’à un petit nombre d’élus triés sur le tas à la naissance. Je vois les mêmes noms de nobles et de criminels sur mon bilan comptable de mafia, que ceux que je pouvais lire dans la liste des clients de mon honorable famille marchande. Le monde a besoin que de jeunes têtes brûlées montent voir les puissants de ce monde pour les faire tomber de leur tour d’ivoire bien établie. J’ignore qui en sera capable – certainement pas moi ! – mais au moins en aidant les petites gens autour de moi j’aiderai peut-être une ou deux personnes de ce genre à trouver leur voie.

Ou peut-être que c’était père qui le lui avait dit à l’époque où ils s’embrassaient encore devant moi. Mais au moins, j’avais de quoi être d’accord avec lui. Elle avait les yeux bleus comme la mer, et les cils fins comme un oiseau ; c’était sans doute la plus belle femme d’Illisia. Descendante d’une grande lignée d’explorateurs et de soldats, père disait qu’elle était le seul parti digne de partager sa société d’import-export. Nous comptons plusieurs noms de noble dans notre clientèle ; et j’ai très tôt reçu l’éducation appropriée pour un jour – peut-être – en prendre la direction. J’étais un garçon sage et sans histoire. Et si un jour j’ai peut-être joué avec le maquillage de mère, père aura su me remettre sur le droit chemin avec quelques mots secs et une gifle.


Dès que j’ai eu l’âge de raison, on m’a confié quelques taches dans la comptabilité de l’entreprise. Un jour que j’avais dix-huit ans, j’ai remarqué une irrégularité dans les comptes. Il ne semblait pas que l’argent nous soit retiré. Si j’avais eu l’esprit romanesque, j’aurais presque cru qu’il entrait et ressortait pour blanchir les revenus illégaux de l’un de nos employés. De ma petite enquête personnelle, j’ai déterminé que c’était l’œuvre d’un homme aux yeux de biche qui mêlait certains de nos navires marchands aux affaires d’une organisation nommée l’Ordre Rouge. L’envie m’a pris de couvrir leur activité, grâce au crédit social que m’offrait le nom de ma famille. Je pris l’habitude de fuir ceux qui partageaient ce nom, car les repas étaient infiniment plus humains dans cette famille que père aurait traitée de débauchée et de criminelle.


Un soir que je partageais avec cette famille, la plus jeune des sœurs proposa d’essayer sur moi son maquillage. Le rouge dépassait de mes lèvres, et mes cils étaient bordés de gros pâtés noirs, mais je n’ai pas osé effacer cet œuvre d’art que l’amour d’une enfant avait déposé sur mon visage. Père m’a frappé quand il m’a vu ainsi habillé. Je n’étais plus aussi frêle que quand j’étais enfant, cependant. Je n’eut qu’à attendre qu’il soit fatigué. Alors la violence se mua en un accord tacite ; père ne me parlerait plus quand je serais maquillé. Peut-être ne comprendra-t-il jamais que c’est bien là le moindre de mes crimes. Les années passant, père et moi avons de moins en moins échangé de mots.


Je n’avais aucune raison de rester sur cette île qui m’aura vu naître. Je n’ai ni l’espoir, ni l’envie de toucher ma part de l’entreprise familiale quand viendra le temps de la partager avec mes adelphes. Mon travail dans ladite entreprise fit passer entre mes mains le titre de propriété d’une ancienne auberge abandonnée de l’autre côté de l’océan. J’ai présenté aux miens un plan pour le transformer en un petit bar de quartier qui porterait mon prénom plutôt que mon nom. Je n’emporterai que l’argent nécessaire pour mener cette entreprise à bien, et n’entendais pas rester en contact avec ma famille pour cela. Père n’a pas jugé utile de me répondre ce jour-là ; je n’avais pas spécialement besoin de son accord pour suivre le chemin qui je venais de me tracer. Je n'ai qu'une idée très floue de ce que je suis, mais au moins je suis maintenant certain de ce que je ne saurais être.