Mmh ? Où te trouves-tu, déjà ? Ta langue passe sur tes lèvres comme par automatisme pour en savourer le goût de menthe qui s’y est accroché. Ça te revient. Les bains, la vapeur, le plaisir. Les gouttes, les fruits, les rires. Deux verres qui tintent l’un contre l’autre, une sirène à la queue sans écailles, un monstre marin à l’haleine fraîche, et Artie qui soupire. Oh, mais il fait jour autour de toi. Tu tournes sur toi-même comme si tu découvrais l’environnement pour la première fois. Tu es sortie des bains, tu as salué Marie-Anne et tu as déambulé vers la gauche. Et te voilà ici. ▬ Il y a de l’agitation, on dirait, hein Artie ? Pas de réponse. Tu te retournes encore. Ses sentiments ne te touchent pas. Il n’est pas là. Peut-être qu’il boude enco—

Bousculée, tu écarquilles lentement les yeux. ▬ Oh, Marie-Anne, on se retrouve déjà ? Ses mots traversent ton esprit comme une brise passe sous une porte. Tu souris en la regardant s’éloigner sans attendre, hochant la tête. Elle aussi marche de façon plus déliée. Ton cerveau comprends avec un temps de retard ce qu’il se passe. Des enfants, un bâtiment, un homme. Même si ta camarade de boisson est déjà repartie, tu réponds. ▬ Très bien, je m’occupe d’arrêter le fautif.

Sans laisser transparaître une once d'hésitation tu passes à côté de l’attroupement de mères affolées. Pauvres femmes sans défense, comment font-elles pour survivre dans ce monde sans quelqu’un comme toi pour sauver leurs enfants ? Même si ta destination est claire, ta démarche mal assurée accentuée par l’alcool donne peut-être l’impression que tu perds tes repères. Pourtant, après quelques pas, te voilà devant la porte. Des cris indistincts de voix féminines te suppliant de revenir et celle d’un Marine inquiet et paniqué te parviennent floues, sans structure. Tu n’écoutes pas. Sans attendre plus longtemps qu’il ne le faut, ta main tombe sur la poignée et l’abaisse, tu pousses la porte.

Il y a d’abord une petite entrée, suivie d’un couloir assez court débouchant sur la salle de vie  de cette… c’est quoi, une garderie ? Amusant. Tu prends le temps d’enlever tes chaussures, aussi soigneusement que tu en es capable dans ton état. Les talons hauts affalés contre le meuble à chaussures, tu t’avances sans crainte pour la vie de qui que ce soit, le visage et l’allure emplit d’une assurance imperturbable. ▬ J’arrive mon grand, calme toi. Ses cris et ses aboiements te font froncer les sourcils et plisser les yeux. Qu’il est désagréable, ce bonhomme. Ta voix grave ne tremble pas, teintée d’une confiance et d’une aisance totale ; tissus de mensonges qui recouvre tes véritables intentions. ▬ Tu vois bien que je ne suis pas de la Marine et que je n’ai aucune intention de te faire du mal… tes yeux remontent le long de son corps et s’ancrent profondément dans son regard. Il n’est même pas séduisant, absolument rien pour plaire. Je suis là pour t’aider, beau gosse. Ton sourire en dit long. Le doute et la surprise le bousculent et il ne suffit que d’un clin d’œil suggestif pour qu’il tombe la tête la première dans ton filet de pêche. Une sacrée prise, ce garçon.

Puisqu’il ne parle plus, ton sourire revient pour rassurer les enfants. D’un pas mal assuré, tu avances, sans le quitter des yeux un seul instant. Les doigts fins et fébriles se déposent délicatement à la base de son cou et lentement, défilent le long de ses bras. Une gerbe de pétales blancs exprime tout ton ressentiment envers un individu aussi infect alors que les mains saisissent délicatement les siennes, caressant amoureusement ses paumes. ▬ À partir de maintenant… tu n’entendras… plus que ma voix. Il ne te reste plus qu’à resserrer les mailles de ton filet.

Un grand bruit et tu clignes des yeux. Le filet se déchire et le poisson s’échappe. Tu fais la moue, car il est peu probable que ça fonctionne à nouveau. Avec un temps de retard tu tournes la tête, puis fronces les sourcils en reconnaissant ton amie déguisée. L’homme répugnant se précipite vers elle et l’attrape sans ménagement, la soulevant sans difficultés. ▬ BOUGE PAS OU JE TORDS LE COU DE LA GAMINE ! Sans paraître décontenancée le moins du monde, tu hausses un sourcil presque étonné. Tes mains glissent lentement jusque dans tes poches, adoptant une posture détendue et désintéressée, diamétralement opposée à la sienne : stressée, sur le qui-vive. Ta voix s’élève sur un ton calme mais légèrement vexé. ▬ Tu es sourd ? Je n’ai vraiment aucun intérêt pour cette fille. Au contraire, si je ne devais dire qu’une seule chose ce serait vas-y, tort lui le cou, montre moi comme tu es fort et intimidant. Il semble confus, incertain de comprendre ce qu’il entend.

Sa prise se desserre petit à petit. Percevant une faille, tu t’y engouffres sans hésitation. Les jambes se croisent alors que tu fais quelques pas sur le côté, détachant ton regard de lui.  ▬ Malheureusement… ta perte de sang froid m’a fait perdre en même temps l’admiration que j’avais pour toi. Je ne te connais pas mais quand j’ai entendu ce qu’il se passait depuis l’autre rue, tu avais l’air si fort, si… invincible. Alors que tu commences à tourner autour de lui, ton regard revient paralyser le sien.  ▬ Mais il te suffit d’un bruit soudain pour sursauter et perdre tes moyens. N’ai-je pas raison ? Il te fixe, les mains et le corps tremblants, tentant de comprendre où tu veux en venir. Mais un esprit aussi faible que le sien ne pourra jamais percer tes mensonges. ▬ Qu’est-ce que tu’m’veux ? Parle ! Il aboie comme un chien apeuré. Ton visage change encore une fois, un sourire intéressé plissant tes lèvres alors que tu te tiens bien droite malgré l’imprécision de tes pas. Sa respiration s’accélère alors qu’il tente de te suivre du regard, visiblement cloué sur place. Plus que trois et tu arriveras dans son dos.  ▬ Si tu me prouves que tu es capable de la tuer… plus que deux…  Je t’offrirai… plus qu’un seul…  tout ce que tu souhaites… Tes mains effleurent son cou avant de se poser fermement contre ses omoplates alors que tu laisses ton poids et ton corps s’appuyer pleinement contre lui. Autant pour le déstabiliser que pour t’en servir comme appuie car mine de rien, la pièce tourne autour de toi.

Depuis tout ce temps, pas un regard n’a été jeté vers Marie-Anne pour la rassurer, tu embrasses pleinement ton rôle car tu les connais, les gars comme ça. Aussi prévisibles qu’ils ne sont bêtes, ils se braquent au moindre doute. C’est pourquoi tu soupires amoureusement dans sa nuque, laissant tes mains caresser son dos et descendre sur ses côtes. L’odeur désagréable de son corps moite et mal lavé te répugne mais tu fronceras le nez plus tard. Ta voix se fait plus lourde, comme si tes mots eux-mêmes perdaient l’équilibre. ▬ Tu seras mon roi… les doigts remontent contre ses pectoraux… et moi ta reine… Tes chuchotements dressent les poils de sa nuque alors que tu l’enlaces si fort qu’il retient son souffle. ▬ Sois gentil… Une petite explosion de pétales jaillit de tes paumes alors que l’homme qui se tenait il y a quelques instants entre toi et le Caporal Godwill perd toutes ses forces, tombant dans tes bras comme un drap fraîchement lavé.

Ayant perdu ton appuis principal, tu trébuches et manque de tomber, te rattrapant de justesse avec quelques pas miracles. Puis tu te retournes, cet air mauvais de malice et de mensonges ayant quitté ton visage pour de bon. Tu regardes Marie-Anne en souriant sincèrement, comme si la situation ne pouvait pas être plus normale. ▬ Tu m’aides à le plier ? Tu ne prêtes aucune attention à la voix confuse pleine de questionnements qui émane du tissus trempé que tu portes à bout de bras.

Tu te retiens, sans grand succès, de pouffer de rire alors que vous pliez ce drap humain toutes les deux avec quelques difficultés. Tu t’amuses comme une petite folle. Alors que tu passes quelques instants seule avec ton captif, tu baisses les yeux puis caresse le tissus mouillé du bout des doigts. ▬ Tu vas aller en prison maintenant. Tu le mérites tu sais ? Les gens stupides comme toi ne peuvent pas gagner contre moi, je suis bien trop forte. Et ignorant encore une fois ses répliques, tu lui tapotes la joue en songeant à ce que tu pourras bien manger ce soir. Plateau de fruits de mer dans un restaurant huppé ou bien petite échoppe de ruelle ? Mmh, ça vaut le coup de réfléchir.

La voix de ta comparse insolite te sort de tes rêveries. ▬ Ne t’inquiète pas, je vais faire en sorte que les marines ne t’embêtent pas trop longtemps et surtout que tu gagnes plein de berry !!! À ces mots tu secoues doucement la tête, tout en tenant le drap maintenant plié tout contre ton cœur.  ▬ Pas la peine, j’ai beaucoup d’argent tu sais, tu te penches légèrement pour chuchoter un peu trop fort,  c’est parce que je suis fille de nobles en fait. Pas une conversation ne se déroule sans un mensonge de ta part, il fallait bien que tu rajoutes quelque chose pour te mettre encore plus en valeur. Satisfaite de cette fausse vérité, tu clignes lentement des yeux, écoutant Marie-Anne le sourire aux lèvres. ▬ Nous avons bien rigolé aujourd’hui, je suis contente de t’avoir rencontré aussi, mon amie la sirène. Ton index vient s’appuyer contre tes lèvres alors que tu fais « scchhhhhht » un peu trop fort pour être réellement discrète. Heureusement que vous n’êtes que toutes les deux.

Ton rire résonne hors de la pièce et alarme probablement les marines que la situation à l’intérieur du bâtiment a évolué. Tu te penches en avant pour répondre à l'étreinte de la caporale mais ce n’est peut-être pas ton idée la plus lumineuse de la journée. Entraînée par la gravité et ta maladresse naturelle exacerbée par le rhum, tu bascules en avant sans t’en rendre compte immédiatement, tombant à la renverse sur le parquet poussiéreux avec une Marie-Anne sous un bras et un drap humide, confus et apeuré contre ta joue. Un silence suivi d’une explosion mêlant vos deux rires met un point final à cette journée chargée de rencontres et de souvenirs.