Dans douze minutes, la banque ouvrira et ma fenêtre d’action sera dépassée. Car si la banque ouvre, trop de civils seront pris dans l’explosion pour que ma mission soit une franche réussite. Aux yeux de mes commandants, la tranche maximale à ne pas dépasser tourne autour d’une trentaine de personnes. Si l’on retire les cadres ici, on tourne autour de ces chiffres. Un compteur arbitraire décidé par des vétérans dont le caractère à été forgé par l’enfer que cherche à construire le gouvernement mondial. Même si j’ai conscience de la vacuité de l’existence d’une telle barre à ne pas dépasser, je m'exécute. J’entends déjà des voix dans mes cauchemars. Des voix dans mes rêves. Des voix dans ma tête, constamment. Ce ne sont pas quelques civils de plus qui aggraverons la qualité de mon sommeil, elle est déjà misérable. Et puis, les ordres sont les ordres.
Ma phalange percute par trois fois la porte richement décorée du directeur. Un ouvrage d’art, couvert de moulures et de dorures, rendant la composition bien trop complexe pour dégager ne serait-ce qu’une once d’élégance. Lorsque la porte s’ouvre, je comprends que ce constat s'étend à tout le reste du bureau. Il souffre du même problème que celui du cadre à qui j’apporte les cafés six fois par jour. Il est grotesque. Des tableaux estampillés de grands maîtres, des damasquinures sur tout le mobilier, des livres anciens qui n’ont jamais été ouverts et surtout une accumulation compulsive de tout ce qui semble avoir de la valeur. Je m’avance au cœur de cette pièce qui représente tout ce que j’exècre en arborant un sourire gêné pour parler au symbole de tout ce que je souhaite détruire. Un homme, riche, noble, couvert de parures et de pierreries dont la moindre once de tissu qui le recouvre pourrait nourrir une famille entière pendant des semaines.
La porte se referme derrière moi et je me retrouve seule aux côtés des deux hommes qui se saluent. Ils commencent à parler de la situation, des incohérences dans mes papiers, du fait que mon histoire semble pleine de trous. Je note intérieurement toutes leurs remarques, ce sera utile pour la suite. Puis, lorsque l’aiguille discrète de ma montre m’indique que le temps commence à manquer. Je m’avance doucement, sans joie, sans sourire, sans vie des deux hommes. Mon talon décolle et se lève en direction de la gorge de mon cadre. Mon pied change de forme et se transforme en une fine lame de faux qui traverse sa gorge. Au vu du bruit, de la sensation sur ma lame et aux réactions épidermiques de feu mon chef, j’arrive à juger ce qui vient de se passer.
Section de la carotide et des cordes vocales. Un. murmure-je à moi- même.
Puis, prise dans le mouvement je pose mes mains sur le bureau et débute une pirouette afin d'abattre cette même lame dans la tête du directeur. Le sang gicle. Sa voix qui était parvenue à s’élever au dernier moment ne laisse maintenant place qu'à un disgracieux gargouilli.
Section de la carotide … Deux.
J’abaisse ma lame vers le sol qui reprend instantanément sa forme initiale. Mon coup manquait d’amplitude, de précision, de vitesse. Le directeur à eu le temps d’hurler, je n’ai pas su profiter de ce cadeau que me faisait le destin. Cette idée d’échec personnel me parcourt l’échine dans un frisson désagréable. Pour mieux supporter ce constat, je m’allume rapidement une cigarette. Après tout, Meng vient de mourir au même titre que les deux hommes. J’avance lentement vers l’arrière du bureau de l’ancien chef de la banque et commence à y fixer la bombe. Je l’arme avec précision sans me préoccuper des pas rapides et lourds, accompagnés de cliquetis qui se dirigent vers moi. Ici, elle va éventrer le coffre contenant les documents du directeur, ensuite, le souffle va faire s’enflammer les nombreuses et coûteuses bouteilles d’alcool. Un liquide incandescent va voler et traverser les pièces et allumer les tapis qui n’auront pas été désintégrés par l’explosion. C’est prêt.
Deux explosions immenses retentissent alors que je me jette par la fenêtre, les bras croisés en avant. Aucun débris de verre ne s’enfonce dans les lames que sont mes bras à ce moment-là, et je retombe dans un appartement adjacent à la banque dont la devanture est léchée par le souffle brûlant de l’explosion. Les gardes à mes trousses ont sans aucun doute été vaporisés par l’explosion. Les hurlements de la population commencent à se mêler aux murmures que je suis la seule à entendre. La ville devient rapidement une zone de conflit. Les flammes, les pleurs, les gardes qui crient leurs ordres. En l’espace d’une dizaine de secondes je suis passée de travailleuse appréciée à ennemi public. Une chose est néanmoins sûre, je ne souhaite pas savoir quel sort ils réservent aux gens dans cette seconde catégorie. Je fuis rapidement et discrètement, d’appartements en appartements puis de toits en toits et de rues en rues. Au bout du chemin vaguement pavé notifié pendant la nuit, mes comparse m’attendent sur des montures. On ne doit pas perdre un instant ou alors nous finirons tous au bout d’une corde. Je jette un dernier regard derrière moi. Le ciel écarlate témoigne de la tragédie dont j’ai été la principale actrice, tel un rideau venant de s’abaisser sur le royaume de Goa.