“... Mais il est possible qu’on ne sache pas où il va exactement avant son départ, et il sera trop tard pour l’intercepter sur North Blue. C’est pourquoi vous irez sur East Blue. Une fois sur place, placez-vous sous l’autorité de la base de Diamond City et attendez de nouveaux ordres. Tenez-vous prête à partir rapidement sur mon ordre, et l’intercepter à sa destination. En attendant, vous êtes en standby. C’est bien compris ?”

Oui, Glase avait bien compris les ordres. Aller au plus proche de la cible, attendre de plus amples informations avant de passer à l’action, puis sprinter sur place pour déglinguer le criminel avant qu’il s’enfuie à nouveau. Clair comme de l’eau de roche. Enfin c’était ce qu’elle pensait.

Avant d’embarquer.

Pour plusieurs semaines de voyage.

Dans un calme absolu.

Sans le moindre incident.

Sans le moindre criminel à vider de son sang.

Quand elle posa enfin le pied sur les docks de Diamond City, Glase crevait la dalle. Elle avait besoin de sang, et vite, mais il n’y avait juste personne à manger ! Sa seule solution était de trouver le QG local de la Marine, se mettre sous leurs ordres temporairement, puis profiter de leurs opérations pour trouver des types à bouloter. Un plan parfait, et le seul plan possible en fait.

C’est avec cette idée en tête, et une détermination renouvelée par les torsions de son estomac douloureux, qu’elle s’immobilisa devant une vitrine. Elle avait une mine désastreuse, la faim la minait et elle se laissait complètement aller. C’était pas possible, elle ne pouvait pas se présenter comme ça. D’abord, elle se redressa, le dos bien droit, le torse en avant et la tête levée. Ensuite, un grand sourire. Et les yeux grand ouverts. Son reflet lui renvoyait l’image d’une grande malade, qui dominait la foule d’une tête où deux ; ses lèvres tirées révélaient ses dents taillées comme des silex et aiguisées comme des rasoirs ; et elle avait le regard d’une démente prête à dévorer le premier passant venu. Mais son cerveau anémié par le manque de sang frais ne voyait rien de problématique dans son reflet. Elle mourrait vraiment d’envie de mordre dans un cou plein de sang, après tout. Donc l’image était fidèle à la réalité.

Ainsi rassurée sur son apparence, elle reprit son chemin d’un pas décidé sans la moindre idée d’où elle allait. De toute façon, s’il y avait une base pas loin, elle finirait bien par croiser des marines dans les rues. Et dès qu’elle en trouva, elle s’approcha à grandes enjambées.

“Salutations !”

Sa voix forte ne manqua pas d’attirer l’attention, et dès qu’elle fut certaine que la marine l’avait remarquée, elle salua en claquant les talons.

“Agent Glase Neussa, du Cipher Pol 4 ! Je me place sous l’autorité de la Marine pour la durée de mon séjour dans l’Archipel de Konomi !”

Voilà, l’introduction c’était fait. Pas dans les règles, pas au QG, mais c’était fait.

Est-ce qu’elle remarqua les regards dans la foule qui se tournaient vers elle ? Bien sûr. Des années à traîner avec la pègre l’avaient habituée à être sur ses gardes. Est-ce qu’elle s’en souciait ? Pas le moins du monde. Ces mêmes années l’avaient habituée à ce qu’on la regarde bizarrement ou de travers. Son attention restait donc tournée vers la petite marine, qui se présenta vite comme une sergent. C’était une officier, parfait ! Plutôt bas dans la hiérarchie, mais assez pour donner le genre d’autorisation et de supervision dont Glase avait besoin. Son sourire, si c’était possible, s’élargit encore un peu.

Elle n’eut cependant pas le temps de répondre, ou de réagir au sens large, que déjà on la poussait dans une ruelle adjacente. Avec une force largement insuffisante pour la faire bouger, et pour une raison qu’elle ne comprenait pas bien. Son regard se baissa sur Godwill, qui semblait vraiment gênée. Peut-être un peu paniquée. Et quand la sergent ajouta quelques mots, Glase laissa échapper un sourire.

“Aaaah, je vois.”

Elle avait trop faim pour ce genre de trucs… Mais elle était un agent du Cipher Pol maintenant, et sa détermination de bien faire tenait encore bon face au manque. Elle fit donc quelques enjambées jusqu’à la ruelle proche, reprit son sourire, et s’efforça de baisser la voix.

“On ne fait pas que dans l’espionnage, en fait. C’est même minoritaire. La poursuite de criminels non-pirates tombe aussi dans notre juridiction, ou les missions d’escortes de VIP à l’occasion, voire même juste s’occuper des fauteurs de trouble.”

Cette mission, d’ailleurs, n’avait rien de très secret ou confidentiel. Elle devait juste ne pas faire de vague pendant quelques jours, puis aller servir d’agent de liaison auprès de la base la plus proche de la destination du fuyard. Cacher sa présence n’était pas une priorité, on ne lui avait donné aucun ordre à ce sujet, et elle n’avait pas emporté de tenue civil avec elle. Toutes ses affaires, en fait, étaient actuellement sur son dos. Elle préférait voyager léger, c’était plus facile pour embarquer et débarquer.

Elle profita ensuite de sa taille pour se pencher au-dessus de Godwill, les yeux toujours rivés dans les siens.

“Si vous avez des criminels en activité sur cette île, par exemple, je peux vous aider à les neutraliser et les arrêter.”

Elle se pencha encore un peu.

“Maintenant.”

La procédure… Si Godwill avait traîné plus longtemps sur le sujet de la procédure et insisté pour vraiment tout faire dans les règles, Glase aurait sans doute cédé. Ce qui aurait voulu dire se jeter à ses pieds et supplier qu’on lui trouve un crétin à arrêter pour pouvoir boire quelque chose. En pleurant, des larmes qui auraient été très sincères. Heureusement, elle n’eut pas à tomber si bas.

Les mots “Dangereux” et “Pirates” ravivèrent tous ses espoirs en un instant. Du grabuge ! Des gens à boire ! Elle n’avait jamais affronté de pirates spécifiquement, mais c’était des criminels comme les autres, la seule différence était le nom qu’ils se donnaient. Et de toute façon, c’était des criminels avec du sang, c’était tout ce qui comptait. A partir de là, la sangsue avait du mal à résister. Le bout de ses pieds se mit à battre le sol alors qu’elle restait immobile et souriante. Elle ne voulait pas brusquer la sergente, ni l’interrompre. Il fallait être polie, attendre, comme un chien bien élevé à qui on dit de rester assis pendant qu’on agite un steak devant son nez.

Mais finalement la patience de Glase céda. Elle tendit la main, serra celle de la marine, puis tira d’un coup.

“Enchantée, tu peux m’appeler Glase !”

En un geste, son bras s’allongea et se tordit pour s’enrouler autour de Marie-Anne. La marine n’était pas bien lourde, et l’espionne n’eut aucun mal à la caler sur son épaule avant de s’élancer à grands pas dans les rues de la ville. Le sourire carnassier ornait toujours ses lèvres, mais ses yeux étaient désormais plissés, en une expression de pur bonheur anticipé.

“Tu peux compter sur moi, personne ne te fera le moiiiindre mal ! La bagarre, j’en fais mon affaire, dis-moi juste où aller !”

Sans surprise, les passants tournèrent tous le regard dans leur direction en voyant ce duo improbable débouler d’une ruelle. Mais Glase s’en fichait, elle n’avait plus qu’une priorité en tête, et elle surpassait toute considération d’apparence et de prestance. Elle voulait manger. Alors si la nourriture l’attendait en haut de cette colline, rien ne l’empêcherait plus d’y aller.

La remarque de la sergen fit ralentir Glase, qui s’immobilisa finalement devant la ligne des arbres.

“Oh, ouais. Pardon, c’est…”

L’enthousiasme ? Non, le terme n’était pas forcément bien choisi. C’était la faim, le manque, le besoin. Et l’excitation à l’idée d’enfin pouvoir avaler quelque chose et calmer la douleur au creux de son estomac. Elle n’en avait pas parlé jusque là, elle n’en avait pas - elle n’en avait surtout pas pris - le temps. Mais Godwill l’avait ramenée à la réalité. Elle avait été trop vite. Elle avait embarqué la marine sans lui demander son avis, juste parce qu’elle avait l’air si légère et qu’elle c’était dit que ça irait plus vite.

Alors elle posa la sergent, en prenant le temps de ne pas être brusque. Elle s’assura que Godwill soit bien stable sur ses pieds. Puis elle fléchit les genoux et se pencha, jusqu’à être à la hauteur de la petite soldate. Malgré l’impatience et son pied qui trépignait sur le sol meuble, elle inspira et chercha ses mots.

“J’ai faim. Très faim. J’ai mangé le Fruit de la Sangsue, qui fait de moi une femme-sangsue - elle accentua ses mots en glissant un doigt dans sa bouche, le long de sa joue, et en l’écartant pour mieux révéler toutes ses dents acérées - et donc j’ai besoin de boire du sang. Pas mal de sang. Mais mordre des gens au hasard ça ne le fait pas trop donc je ne bois que sur les gens que j’arrête. Et après plusieurs semaines de route…”

Elle se redressa, fit un pas en arrière, puis se tourna à nouveau vers la forêt. C’était la première fois qu’elle en voyait une comme ça. Les arbres étaient immenses et larges, tout resserrés, avec des tas de buissons et d’arbustes et d’autres trucs au milieu. Même sans avoir passé l’orée du bois, elle pouvait entendre l’activité qui bruissait à l’intérieur. Des insectes, des oiseaux, des trucs plus gros. Si elle mettait les pieds là-dedans, Glase était certaine de se perdre.

Elle fit un autre pas de côté. Un troisième. Des petits mouvements, rapides, juste pour ne pas rester immobile. Puis elle prit son inspiration, et planta les coudes dans ses flancs pour s’empêcher de hurler.

“J’ai la daaaaaalle ! Il s’est rien passé, j’ai rien mangé depuis mon départ, j’ai l’impression de crever !”

Pour peu elle en aurait pleuré. Mais ce n’était pas le moment, pas alors qu’elle était si proche d’enfin pouvoir se gaver à s’en faire sauter le ventre. Elle acheva son hurlement étranglé puis se redressa, et se tourna à nouveau vers la sergent. Son visage souriait, mais il était évident que ce sourire lui coûtait.

“Désolée si je t'ai brusquée, du coup. T’y es pour rien. Mais si on pouvait quand même se dépêcher d’aller trouver ces pirates, ça serait vraiment super.”

“Euh…”

Garder le sourire commençait à devenir difficile, là. Le fait de “changer de plan” en lui-même, pourquoi pas. Mais Glase n’était pas certaine de voir où la petite sergent voulait en venir, et ce qu’elle imaginait lui plaisait moyennement. Bien sûr, la suite lui donna raison ; et même si elle s’attendait à quelque chose du genre, elle eut juste le temps de tendre le bras pour - essayer de - retenir Godwill.

“At-”

Trop tard, elle avait disparu dans les fourrés. Ce n’était pas elle qui trouvait cet endroit terrifiant un instant auparavant ? Qu’est-ce qui l’avait décidée à sprinter comme ça, d’un coup ? Peut-être la peur, justement. Un équivalent de fermer les yeux avant de sauter dans le vide, un truc pour ne pas voir le danger et faire comme s’il n’était pas là.

“-Tends…”

En tout cas, le plan semblait clair. La marine faisait ce qu’elle avait à faire, et l’espionne la protégeait. Mais pour la protéger, il fallait encore rester avec elle, ou pas trop loin. Glase inspira une dernière fois puis se mit à courir elle aussi. C’était bizarre de s’enfoncer comme ça dans la forêt. Le sol irrégulier, les branches qui fouettaient ou agrippait ou cassaient de tous côtés, les arbres qui encombraient le chemin, comme des passants dans la foule mais parfaitement immuables. Pour quelqu’un d’aussi habituée à la ville, tout ça était nouveau et déroutant.

Cette course fit aussi réaliser un autre détail à la sangsue. A l’origine, elle avait prit Marie-Anne sous le bras pour aller plus vite. Elle avait de longues jambes, après tout, et le pied leste. Elle devait être la plus rapide des deux. Sauf que non. La cartographe l’avait complètement laissée sur le carreau, et maintenant Glase peinait à suivre sa trace. Est-ce qu’elle avait enfoncé ce buisson ? Est-ce que c’était la trace d’un animal, plutôt ? Et ce bruit, là-bas, c’était ses pas ou une bestiole ? La sangsue avait tous les sens à l’affût, elle écoutait les bruissements de feuilles, les grognements bestiaux, les cris d’oiseaux. Trop de cris d’oiseaux. Ses épaules frémirent tandis qu’elle cherchait son chemin. Godwill avait peut-être raison, finalement, cette forêt était bien effrayante.

Après quelques minutes, elle finit par s’immobiliser et se rendre à l’évidence. Elle avait perdu la sergent. Et elle s’était perdue elle-aussi, au passage. Ce dernier point n’était pas un gros souci, elle pouvait juste escalader un arbre et regarder d’en haut ; mais elle était supposée protéger son officier supérieure. Et elle avait toujours faim, il lui fallait des criminels à arrêter. Pas le choix, elle allait appeler. Ses poumons commencèrent à se gonfler, et…

… Ça, pas de doute possible, c’était la voix de Godwill. La marine l’avait prise de vitesse et hurlé la première. La sangsue ne pouvait pas bien estimer la distance, elle ne savait pas comment les arbres absorbaient les sons, mais elle pouvait quand même dire que la cartographe n’était pas à côté. Et deviner la direction.

“J’arrive !”

Elle doutait qu’on l’entende d’aussi loin, mais pas grave. Marie-Anne ne l’avait pas appelée spécifiquement, donc elle n’était pas vraiment perdue. C’était juste la diversion dont elle avait parlé. Un hameçon pour faire mordre les bandits terrés dans le coin. Si Glase se faisait remarquer maintenant, ça gâcherait tout. Et elle avait besoin de son air pour sprinter.

Diverses idées auraient pu se bousculer dans la tête de l’agent du gouvernement. Elle aurait normalement été inquiète à l’idée de laisser la sergent seule, entourée de criminels, pendant qu’elle se frayait difficilement un chemin dans la végétation. Et elle s’en serait voulue de s’être perdue, de l’avoir perdue. Mais elle avait faim, et ne pouvait plus penser qu’à se rassasier. Elle savait qu’il y avait des gens à manger. Enfin ! Elle pouvait presque les sentir ! Les entendre ! Et surtout, à cette distance, les imaginer.

Elle ne put en réalité percevoir quoi que ce soit que très tard. La forêt était vraiment l’endroit idéal où se cacher, elle perturbait tous les sens sans difficulté. On y perdait facilement le sens des distances ou des directions, et il était parfois impossible de savoir ce qui se cachait derrière le prochain arbre. Elle fut presque surprise quand, après avoir écarté un buisson, elle tomba nez-à-nez avec un inconnu. Grand, large d’épaule, bazooka en main. Une sacré arme pour un pirate, même s’il n’était pas le premier. Et c’était aussi tout ce que Glase avait besoin de savoir. Dès qu’elle identifia l’arme, elle sauta et enfonça son genou dans le visage du colosse.

“Je suis là !”

L’endroit devait être un genre de clairière, ou du moins un peu plus dégagé que le reste des bois. Alors qu’elle ramenait son deuxième pied en avant, et le posait sans la moindre hésitation sur le ventre du pirate encore en train de s’effondrer, Glase vit clairement les autres truands. Celui à la moustache tournait lentement le regard, et son arme, dans sa direction. L’autre, avec le marteau, se préparait déjà à la frapper. Parce que, tourné comme il l’était, il la voyait parfaitement. Et aussi parce qu’il était plus proche. Dommage pour lui.

L’agent du gouvernement ne s’arrêta pas. Son élan la fit sauter du pirate inconscient, droit vers le prochain, les bras en avant comme pour le saisir. Lui aussi se laissa emporter par son geste. La massue décrivit un arc entre ses mains. La tête massive éventra un buisson, frôla le sol, puis remonta à toute vitesse droit vers le ventre de Glase. L’impact sonore arrêta net sa course et plia son dos en deux. Sur le visage du pirate, on pouvait lire la surprise se mêler à la satisfaction alors qu’il se tenait là, son arme encore levée, une folle effondrée dessus.

Quelqu’un de plus intelligent ou attentif aurait remarqué l’absence de craquement d’os. Ou de vomissure de sang de la part de la sangsue. Elle avait tout juste recraché l’air de ses poumons. Mais sa chair molle d’invertébrée avait en réalité très bien encaissé le choc. Et après une demi-seconde d’immobilité, l’instant flottant prit fin. Ses bras toujours tendus s’enroulèrent autour de celui du pirate. Et plus important, la mâchoire d’acier de Glase se planta profondément dans son biceps aussi épais qu’un tronc.

“Bordel !”

“Sahsahsahg!”

Le sang lui explosa dans la bouche comme une fontaine. Ses lèvres, parfaitement scellées sur la peau de son repas, ne laissèrent rien filer Tout partit dans sa gorge, succion après succion, gorgée après gorgée. Chaque bruit de déglutition était accompagné d’un gonflement de son cou alors que le sang descendait vers son estomac. Toute la douleur accumulée, la tension, la privation et l’impatience se dissolvaient en un plaisir extatique, qui fit rouler ses yeux dans leurs orbites. Elle était au paradis.

Contrairement aux pirates, absolument médusés et perdus. La scène était surréaliste, aucun ne savait comment réagir. Il fallut attendre que la panique s’ajoute à leurs émotions agitées pour que le gros bras ne se décide à bouger. Il souleva le parasite et l’abattit sèchement contre l’arbre le plus proche, tout en continuant de hurler. L’attaque parvint juste à égratigner l’agent du gouvernement, mais elle la força aussi à lâcher prise. Aussitôt, un flot rouge liquide et abondant coula du bras lacéré, et le pirate le replia contre son ventre. Glase, de son côté, se redressa et essuya ses lèvres humides avant de sourire à pleines dents. Des dents complètement rouge.

“Ah, ça fait du bien, mais j’ai encore un peu faim, moi ! Et il faut que je fasse des réserves.”

L’excitation empêchait l’espionne de vraiment écouter ce qui se disait autour d’elle. Elle était trop concentrée sur les pirates, ou bandits, ou quoi qu’ils soient, qu’elle pouvait voir. Le géant au marteau avait reculé, ce qui l’avait rapproché du moustachu avec une rapière. Elle ne fit donc rien pour se protéger des balles jusqu’à entendre le premier coup de feu, et sentir une brûlure le long de son bras.

Aussitôt elle plongea dans un buisson et rampa, à toute vitesse, derrière un arbre. Est-ce qu’elle était partie dans la bonne direction, est-ce qu’elle était vraiment à couvert ? Dur à dire, elle avait vu la lumière d’un canon mais il y en avait probablement d’autres, si elle se fiait à la cadence de tir. Ce n’était de toute façon pas très grave. Elle était cachée par les fourrés, personne ne pouvait savoir où elle était. Elle avait bien quelques secondes pour inspecter sa blessure.

Par chance, elle n’était pas très profonde. La balle avait creusé un sillon sanglant, en partie brûlé. Sa chair d'arthropode ne pouvait rien contre des projectiles aussi rapides, malheureusement. Mais elle était ressortie aussitôt, et le muscle n’était pas trop touché. Le plus grave, en fait, était que son uniforme avait besoin d’être rafistolé maintenant. Elle pesta, pas trop fort pour ne pas révéler sa position, puis se redressa. Les soins attendraient, d’abord…

“Je vous sent, sahsahsahg."

Si elle restait dans les buissons, elle ne voyait pas grand chose non plus. Le couvert marchait dans les deux sens. Sauf qu’elle n’avait pas besoin de voir, elle. Il lui suffisait de suivre l’odeur du sang qui coulait abondamment du colosse. Merci la salive anticoagulante. Il y en avait tellement qu’elle pouvait le suivre à la trace, alors même que son nez était très ordinaire, pas du tout amélioré par son Fruit de la Sangsue.

Contrairement à son habileté pour les déplacements furtifs et imprévisible. Tout son corps ondulait alors qu’elle progressait, accroupie sous les feuilles pour ne pas attirer l’attention. Et quand enfin elle vit un mollet, massif et velu, elle plongea mâchoire la première. Le pirate sentit ses crocs, poussa un hurlement, puis s’effondra. Et glou, et glou, il tenta de se débattre mais le sang commençait à vraiment manquer. Ses gestes étaient imprécis, puis ils devinrent plus faibles, puis plus lent. Le buisson s’arrêta de bouger en même temps que lui, et Glase s’éloigna en retenant un rire. A quelques mètres seulement, le chef des pirates venait de voir son compagnon disparaître, comme avalé par la terre, sans que rien n’ait semblé l’attaquer. Entre ça, la folle qui était introuvable elle aussi, et son tireur embusqué qui avait explosé, il ne savait plus d’où pouvait venir le danger. Son regard fusait en tous sens, de tous les côtés, suivi ou non par son arme, alors que la panique lui faisait voir le danger dans chaque ombre.

Un nouveau cri. Bruit de chute, lourde. Silence. Cachée sous le voile de végétation, Glase ne voyait pas ce qui se passait, mais elle pouvait imaginer. La sergent avait dû mettre quelqu’un K.O. et réduire encore un peu le nombre des bandits. Vraiment, ces incapables n’avaient jamais eu la moindre chance contre des véritables adversaires, formées et déterminées. Ils n’étaient bons qu’à jouer les gros durs et intimider les civils sans défense. S’ils étaient des pirates, alors c’était vraiment du bas de gamme. Des lâches.

Et justement, pour leur chef, tout cela commençait à le dépasser. Il avait vu, ou entendu, tous ses hommes se faire mettre à terre un à un. Ca avait commencé avec la folle à la peau sombre qui avait débarqué comme une flèche. Il ne l’avait pas bien vue, elle portait un uniforme, non ? La Marine avait enfin décidé de venir se mêler de leurs affaires ? Ils avaient mal choisi leur jour pour sortir racketter les idiots qui se perdaient dans les bois. Ils auraient mieux fait de rester planqués à la maison. Ouais, c’était ça, il allait rentrer et se planquer, fuir le danger et oublier toute cette histoire. Tant pis pour les autres ! Ils ne savaient pas s’orienter en forêt de toute façon, c’était à lui de les guider à chaque fois ! Même s’ils étaient encore en vie, ils ne pouvaient pas guider le gouvernement jusqu’à leur cachette !

La perspective d’une fuite propre, de disparaître en esquivant le danger, lui redonna le courage dont il avait besoin. Au lieu de chercher un adversaire clairement invisible, il se retourna et se mit à courir. Le soleil perçait difficilement à travers la canopée, mais pas grave ! Pour son oeil exercé, c’était suffisant. Il percevait la direction des ombres, des rayons de lumière, et de là il déterminait la direction du soleil, puis sa propre direction. Pour la position exacte, il aurait besoin d’un repère bien précis, mais ça viendrait en temps voulu. Pour l’instant, il devait s’éloigner.

Il n’avait pas réalisé un détail, cependant. Glase ne l’avait pas laissé tranquille pour jouer avec lui, ou parce qu’elle était occupée ailleurs. Simplement, elle n’arrivait pas à le trouver. Les arbres, les branches, les feuilles, l’obscurité, tout jouait contre elle qui n’avait l’habitude que de la ville. Elle était perdue comme rarement. Mais maintenant que le bandit s’était mis à courir, il faisait du bruit. Plein de bruit. Plus qu’assez pour indiquer sa position.

“Sahsahsahg, je te tiens !”

Alors elle s’élança elle aussi. Elle se rua en avant, le torse si bas qu’il touchait presque ses genoux à chaque pas, pour rester invisible. Elle avançait à toute vitesse en esquivant les obstacles et en suivant les bruits de branches brisées. Elle n’allait pas aussi vite que la petite Marine, clairement pas, mais pour un gros lourd qui ne réfléchissait pas, elle n’en avait pas besoin. Il lui fallut une minute ou deux pour combler l’écart et bondir depuis les ombres.

Malheureusement, elle avait elle-même négligé toute discrétion. Quand elle sauta, son adversaire savait qu’il était en danger. Alors, au lieu de se laisser frapper, il roula de côté et brandit son sabre. Le premier coup fendit l’air et arracha l’écorce d’un arbre. Le second failli toucher Glase au cou, mais elle se plia en arrière pour esquiver avant de repartir comme un ressort.

Son poing effleura le visage du bandit d’assez près pour arracher quelques poils de barbe. Cette distance le désavantageait et il le savait, alors il répondit d’un coup de pied en plein dans le ventre de l’agente du gouvernement. Elle encaissa sans broncher mais recula quand même d’un mètre ou deux. Il en profita pour se remettre en garde, sabre vers le ciel.

“Prend ça, chienne du gouvernement ! Ma botte secrète, lame de la cascade scintillante au clair de lune !”

Le métal partit en un instant, rapide comme la lumière, acéré comme le vent, inéluctable comme l’érosion. Glase comprit que cette fois, l’attaque visait sa tête. Pas d’esquive possible. Elle tordit juste le cou, et à la dernière seconde…

“Gnap !”

Claqua la mâchoire. L’émail de ses dents se ferma comme un étau sur la lame, qui s’immobilisa aussitôt. Elle n’avait même pas réussi à atteindre ses lèvres, couvertes de sang mais propres de toute blessure. Le truand était incapable de comprendre. Il voyait sa lame en-travers de sa tête, mais il voyait aussi son regard ardent qui le dévisageait. Plein d’énergie et de hargne. Son esprit était incapable de réconcilier les deux. Jusqu’à ce qu’elle tourne de nouveau la tête pour lui faire face, arrachant l’arme de ses mains au passage.

“H’eh hini hainhenant. Hu vas…”

Elle recracha le sabre, qui disparut dans la végétation.

“C’est fini maintenant. Tu vas te rendre, ou je t’arrêtes de force.”

Elle eut le temps de mettre le pirate à genoux, de lui passer les menottes, de le forcer à se redresser, puis même de commencer à marcher en le traînant derrière elle avant qu’elle se fasse cette réflexion pourtant si simple : elle était complètement perdue. Elle n’avait aucune idée d’où elle était. De comment elle était arrivée là. Et surtout, de comment repartir. Face à l’irréfutable stupidité de sa situation, elle s’immobilisa et perdit son sourire.

"Flûte."

Elle regarda à gauche, elle regarda à droite, elle jeta même un coup d'œil par-dessus son épaule. Partout, son regard se perdait dans l’infini vert et sombre d’une forêt dense et labyrinthique. Sauf que cette fois elle n’était pas seule, elle avait un captif. Et sa guide était elle-aussi perdue quelque part là-dedans, sans aucun moyen pour elles de communiquer. La Glase rassasiée pinça l'arête de son nez du bout de ses doigts alors que le bout de son pied tapait silencieusement dans la terre meuble, bien consciente qu’elle devait cette situation nulle aux actions de la Glase affamée. En d’autres mots, c’était sa faute à elle et elle seule.

Puis vint le cri. Au moins, ça, c’était une direction très claire. La sangsue empoigna les menottes de son prisonnier puis s’élança en courant dans sa direction.

“J’arrive !”

Le bandit était un poids mort, il avait du mal à garder son équilibre avec les mains attachées et une furie qui le tirait vers l’avant. Il ralentit considérablement Glase, qui parvint malgré tout à suivre la voix de la petite Sergent et là retrouver. Elle faillit ne pas la voir, ensevelie dans la végétation, mais un mouvement suspect au milieu des branches lui évita d’aller trop loin et de la manquer. Heureusement, il ne semblait plus y avoir de danger. Très professionnelle malgré la situation étrange, l’agent du CP4 avait surveillé les alentours tout le long de sa course. Mais il n’y avait plus de bruit d’agitation ou de combat, plus de cris ou de gémissements. Que Marie-Anne qui geignait sous l’effet de la douleur.

“C’est bon, je suis là.”

L’espionne saisit les poignets de son captif et les haussa dans les airs jusqu’à accrocher les menottes à une lourde branche. Le bois semblait assez massif pour soutenir son poids, et la posture inconfortable l’empêcherait de s’enfuir. Elle lui tapota même sur l’épaule, satisfaite de son travail, avant d’enfin s’accroupir auprès de la sergent.

“Bougez pas sergent, je vais inspecter ça.”

A sa façon de marcher, pas besoin de demander où elle avait mal. Clairement, c’était sa jambe qui avait le plus souffert. De quoi, difficile à dire. Sans doute une chute, ça expliquerait les autres écorchures et les crasses qui recouvraient son uniforme. Il était encore plus sale que celui de la sangsue, qui accusait pourtant quelques tâches rouges. Elle remonta ses manches et avança les mains vers le corps de Marie-Anne, avant de s’immobiliser et de relever le regard.

“Je peux regarder ? Sous les vêtements, je veux dire.”

Le tissu se mettait en travers de presque tout ce que Glase aurait pu faire pour aider, et les fibres risquaient de se glisser dans une éventuelle plaie ouverte, où ils pourraient causer des réactions ou une infection. Il valait mieux le virer au plus vite. Mais en même temps, les gens pouvaient être pudiques ; et maintenant qu’elle n’avait plus l’estomac tordu par la faim, Glase avait la lucidité nécessaire pour ne pas agir en grosse brute.